CHAPITRE CINQ
Dans la juridiction d’Owain, la perspective d’un grave désordre pouvait provoquer une consternation passagère, mais nul ne pouvait espérer qu’il en résulterait du fait même un désordre encore plus sérieux. Il avait l’esprit trop vif et déterminé pour qu’on puisse s’arrêter à cette idée. Avant que le sourd murmure de colère qui commençait à s’élever ne se soit répandu par toute la cour, le capitaine de la garde s’était porté près de lui, attendant les ordres. Ils se comprenaient trop bien pour avoir besoin de longs discours.
— Il ne peut pas y avoir d’erreur ?
— Non, seigneur. Le messager qui m’a informé a vu lui-même les navires du haut des dunes. Il était trop loin pour les dénombrer exactement, mais il n’était pas difficile de comprendre d’où ils venaient et encore moins pourquoi. On était au courant qu’il s’était enfui là-bas, mais pourquoi serait-il revenu avec de telles forces s’il voulait seulement que vous lui rendiez des comptes ?
— Oh ! Il doit avoir ses raisons, déclara calmement Owain. Combien de temps avant qu’ils ne débarquent ?
— Certainement avant l’aube, seigneur. Ils avaient déployé les voiles et il y avait un bon vent venu de l’ouest.
Owain réfléchit, l’espace d’un profond soupir. Un quart environ des chevaux, actuellement aux écuries, avaient parcouru pas mal de chemin, la veille, mais sans qu’on les force ; à peu près autant de ses hommes d’armes étaient dans le même cas, qui banquetaient encore joyeusement dans la grande salle à cette heure tardive. Et la chevauchée qui les attendait à présent serait rapide, mais brève.
— On n’arrivera pas à lever seulement la moitié des hommes de Gwynedd, murmura-t-il, pensif, mais on va s’assurer de solides réserves et enrôler tous les gens disponibles entre ici et Carnarvon, en chemin. Il me faut six courriers, un qui partira avant nous, les cinq autres porteront mes ordres de mobilisation dans tout le reste d’Arlechwedd et Arfon. On n’aura peut-être pas besoin d’eux, mais ça n’a jamais nui à personne d’être prudent.
Ses secrétaires prirent bonne note de tout cela et, avec un calme louable, disparurent pour rédiger les missives scellées que les courriers apporteraient aux chefs concernés.
— A présent, que tous ceux qui peuvent porter les armes aillent se coucher et se reposent du mieux possible, lança-t-il en élevant la voix, qui se répercuta entre les murs qui fermaient la cour. Rassemblement à l’aube.
Cadfael, qui écoutait en marge de la foule, approuva. Il était indispensable que les messagers partent de suite, mais demander à une troupe disciplinée de manœuvrer dans le noir, c’était une perte de temps et d’énergie qui pouvaient trouver un meilleur emploi. Les combattants se dispersèrent, bien qu’à contrecœur. Seul le capitaine de la garde personnelle d’Owain, après s’être assuré que les hommes obéissaient au doigt et à l’œil, retourna auprès de son seigneur.
— Faites sortir les femmes d’ici, déclara-t-il par-dessus son épaule.
Son épouse et ses suivantes étaient restées dans l’encadrement de la porte, silencieuses, à l’exception d’un murmure agité parmi les plus jeunes des servantes. Elles s’en allèrent un peu mal à l’aise, non sans maint regard en arrière, curieuses, énervées plutôt qu’inquiètes. La princesse tenait sa maison d’une main ferme, tout comme Owain ses guerriers. Seuls demeurèrent les intendants et les serviteurs les plus âgés dont la présence était indispensable, qu’ils appartiennent à l’armurerie, aux écuries ou aux magasins, à la brasserie, la boulangerie. Les soldats avaient besoin de se préparer. Quelques centaines d’hommes en plus dans une garnison représentent des fournitures en grand nombre qu’il faut acheminer.
Parmi le petit groupe entourant le souverain, Cadfael remarqua la présence de Cuhelyn, qui sortait visiblement de son lit, même s’il était à peu près réveillé, car il avait sauté dans ses vêtements n’importe comment, lui qui d’ordinaire était toujours élégamment vêtu. Il y avait aussi Hywel, calme, alerte, auprès de son père. Immobile, attentif, un peu à l’écart, ainsi que Cadfael l’avait vu pour la première fois, comme s’il ne tenait pas à se mêler des problèmes d’Owain et d’Hywel, malgré l’estime qu’il leur portait, se tenait Gwion. On pouvait également voir les deux chanoines, pour une fois réunis afin de suivre des événements qui n’avaient rien à voir avec Heledd et ne représentaient même pas une menace directe à leur encontre. En l’occurrence, ils étaient spectateurs et non participants. Leur travail consistait à convoyer la fiancée peu enthousiaste sans dommage jusqu’à Bangor où elle rejoindrait son promis. La ville était hors d’atteinte des nefs danoises et ça ne changerait pas de sitôt. On avait mis Heledd en sécurité pour la nuit chez les femmes de la princesse où les langues devaient aller bon train, ce qui constituerait pour elle le meilleur des divertissements.
— Voilà donc les funestes conséquences que Bledri ap Rhys avait en tête, articula Owain, dans un silence relatif où chacun attendait ses décisions. Il était informé, bien évidemment, de ce que mijotait mon frère. Il faut reconnaître qu’il m’a prévenu. Rien ne presse, pour celui-là. Nous avons d’autres chats à fouetter d’ici au matin. S’il est en sûreté dans son lit, qu’il y reste.
Les courriers désignés pour aller porter ses messages à ses vassaux avaient réapparu, chaudement vêtus pour chevaucher de nuit. Les palefreniers avaient préparé et sellé leurs chevaux qu’ils tenaient en main. Celui de tête arriva presque au trot, mené par le premier valet d’écurie, qui lui-même passablement excité, lâcha tout d’un trait avant de s’arrêter.
— Il manque un cheval aux écuries, monseigneur, et tout son harnachement avec ! On a vérifié et revérifié car on voulait vous donner le meilleur pour demain matin, un beau jeune rouan, sans aucune tache blanche, avec tapis de selle, selle, bride et la suite.
— Et celui que montait Bledri en venant ici ? Celui qu’il a ramené de Saint-Asaph avec lui ? demanda vivement Hywel. Un gris soutenu avec les flancs un peu plus clairs ? Il est toujours là ?
— Ah ! oui, je vois, seigneur. Il n’arrive pas à la cheville du rouan. Un peu fourbu depuis hier. Oui, oui, il n’a pas bougé. Je ne sais pas qui est notre voleur, mais il s’y connaît, vous pouvez me croire.
— Et il avait le feu aux trousses ! conclut Hywel, furieux. Il est parti, bien sûr. Il a filé rejoindre Cadwalader et ses Danois venus d’Irlande, à Abermanai. Comment diable a-t-il pu franchir les portes ? Et à cheval, par-dessus le marché !
— Allez, que quelques hommes aillent interroger les gardes, ordonna Owain, sans s’intéresser vraiment à la question ni se donner la peine de voir qui se chargeait d’exécuter ses ordres.
Les sentinelles placées à toutes les portes du château étaient dignes de confiance. La preuve, personne n’avait quitté son poste bien que tous dussent se demander ce que signifiait ce tohu-bohu qui avait excité la curiosité générale. Il n’y avait qu’au grand portail, par où était entré le messager de Bangor, qu’un factionnaire s’était absenté un instant, et il s’agissait de l’officier de service.
— Si quelqu’un a vraiment la force et la détermination de s’enfuir, on n’arrivera pas à le garder sous clé, observa le prince avec philosophie. Si ça en vaut réellement la peine, un mur n’est là que pour qu’on l’escalade. Et si mon frère a un fidèle, c’est bien lui. Dans le noir, poursuivit-il en se tournant vers le messager fatigué, un homme raisonnable ne quittera pas la route. En arrivant par l’est, as-tu croisé âme qui vive se dirigeant vers l’ouest ?
— Non, seigneur, pas un chat. Pas depuis que j’ai traversé la Cegin, et c’était des gens à nous. Je les connaissais, et ils n’étaient pas pressés.
— Il doit être loin, à l’heure qu’il est, mais on va quand même envoyer Einion sur ses traces, avec mon sceau. Qui sait ? Un cheval, ça se met parfois à boiter et quand on est loin de chez soi, il arrive qu’on se perde. Qui sait ? prononça Owain, se tournant pour parler à l’intendant qui était allé voir si les gardes n’avaient pas mangé la consigne. Alors ?
— Personne n’est passé ni n’a demandé passage. Il a beau être étranger, on le connaît de vue. N’empêche qu’il nous a filé entre les doigts, mais pas par les portes.
— Je n’y avais jamais cru, acquiesça le prince, la mine sombre. Mes gardes ont toujours été fidèles au poste. Bien, envoie les courriers, Hywel. Ensuite, tu viendras me rejoindre dans mes appartements. Accompagnez-nous, Cuhelyn, ajouta-t-il, regardant d’un bref coup d’œil les messagers se mettre en selle. Vous n’y êtes pour rien, Gwion, et ce n’est pas votre affaire. Allez vous recoucher. Et souvenez-vous de votre parole. Ou alors reprenez-la, conclut-il sèchement et vous resterez entre quatre murs en attendant qu’on revienne.
— Je vous l’ai donnée, rétorqua Gwion, hautain, je la tiendrai.
— Et moi, je l’ai acceptée, reconnut le prince, revenant à de meilleurs sentiments. J’ai confiance en vous. Allez, rien de tout cela ne vous regarde.
Certes, songea Cadfael, avec un sourire en coin, sauf qu’il empiète sur la liberté de ceux qui le tiennent captif. Et il lui vint aussitôt à l’esprit que Bledri ap Rhys, qui avait défendu si farouchement son seigneur au nom duquel il avait proféré des menaces à rencontre d’Owain, n’avait rien promis, lui, et il était pratiquement certain qu’il avait eu un entretien secret avec Gwion dans la chapelle du château à peine quelques heures auparavant, Bledri qui maintenant était parti retrouver Cadwalader à Abermanai, porteur d’une mine de renseignements concernant les mouvements, les forces et les défenses du prince. Quant à Gwion, il avait simplement juré de ne pas s’échapper. A l’intérieur de l’enceinte, il était libre de se déplacer à sa guise et qui sait si sa liberté ne s’étendait pas jusqu’aux terres qui entouraient la place forte. Il avait accepté de rester prisonnier, d’accord. Ce qui n’était nullement le cas de Bledri. Gwion n’avait jamais dissimulé son indéfectible attachement à Cadwalader. Était-il juste de l’accuser de trahison s’il avait aidé son allié inattendu à s’évader et à retourner chez son seigneur ? Question délicate ! Connaissant, par l’entremise de Cuhelyn, la fidélité obstinée, ombrageuse de Gwion, il était fort possible que ce dernier ait averti ses geôliers des limites qu’il avait mises à sa parole et de la ferveur avec laquelle il saisirait toutes les occasions de servir son maître, qu’il aimait d’un amour si tenace, même à cette distance.
Lentement, très hésitant, Gwion avait tourné les talons, mais il s’arrêta, tête basse, la démarche irrésolue, puis il se reprit l’instant d’après et s’éloigna vers la chapelle d’un pas décidé. Le temps qu’il ouvre la porte, la petite lumière de l’autel lui donna l’allure d’une statue. Pourquoi Gwion pouvait-il bien prier, à présent ? Pour un heureux débarquement des mercenaires danois de Cadwalader ? Un accord rapide et sans effusion de sang entre les deux frères qui éviterait les horreurs d’une guerre ? Ou avait-il besoin de se rasséréner ? Avec sa droiture sans équivoque, il était bien capable de considérer sa loyauté comme un péché s’il se voyait forcé de tenir son serment d’un peu moins près. C’était un esprit complexe, très sensible aux reproches qu’il pouvait s’adresser à lui-même, y compris pour une peccadille.
Cuhelyn, qui était celui qui le comprenait le mieux, peut-être, l’avait regardé s’éloigner en fronçant les sourcils et il avait même été à deux doigts de le suivre, avant de se raviser et de revenir aux côtés d’Owain. Le prince, suivi de ses capitaines et conseillers, monta l’escalier de la grande salle et il s’engouffra dans la pièce afin de se rendre à ses appartements. Cuhelyn leur emboîta le pas, sans un regard en arrière. Cadfael et Mark, ainsi que quelques domestiques et autres familiers qui traînaient par là, restèrent seuls dans la cour presque vide et après tout ce remue-ménage, le silence revint et la nuit retomba sur l’enceinte désormais calme. Maintenant qu’on savait où on en était, on pouvait compter sur les personnes responsables pour prendre les mesures qui s’imposaient.
— Bien, tout cela ne nous regarde pas, nota calmement Mark.
— Non, il ne nous reste plus qu’à seller et pousser demain jusqu’à Bangor.
— Exactement, acquiesça Mark avec, dans la voix, une note d’inconfort et de regret, comme s’il trouvait très égoïste de partir pendant une crise aussi grave pour vaquer à ses propres occupations et laisser les gens d’ici se débrouiller comme ils pouvaient. Eclairez-moi, Cadfael… Les gardes aux portes, à toutes les portes, on a bien tout vérifié ? Était-il personnellement surveillé, cet homme ? De l’intérieur, j’entends, ou s’est-on contenté de savoir qu’il y avait des murs autour de lui ? Il n’y avait pas de sentinelle à la porte de son logis et personne ne l’a suivi de la grande salle à sa chambre ?
— De la chapelle à sa chambre, corrigea Cadfael, si quelqu’un avait été chargé de cette mission. Non, Mark, on l’a vu partir. Il n’avait personne sur les talons. N’aurait-on pas tendance, tous autant que nous sommes, à ne pas voir plus loin que le bout de notre nez ? interrogea Cadfael, en jetant un coup d’œil, de l’autre côté de la cour, à l’allée par où avait disparu Bledri, en sortant de la chapelle. Le prince avait des problèmes autrement importants sur les bras, je veux bien, mais il nous faudrait quelqu’un pour confirmer les conclusions que nous nous sommes empressés d’adopter.
Lentement, silencieusement, Gwion sortit de la chapelle et tira la porte derrière lui, si bien que la petite lueur rouge disparut du même coup. Il traversa la cour d’un pas traînant, sans se rendre compte, apparemment de la présence de deux ombres muettes avant que Cadfael ne se présente sur son passage, cherchant des informations auprès de quelqu’un qui devait pouvoir les lui fournir.
— Un moment ! Savez-vous où Bledri ap Rhys est censé passer la nuit ? Je vous ai vu aller vers lui quand nous sommes arrivés hier, expliqua-t-il, quand le jeune homme s’arrêta net, lui présentant un visage surpris, méfiant. J’ai pensé que vous pourriez me renseigner. Vous avez dû être content de pouvoir vous entretenir avec une vieille connaissance pendant son passage ici.
Pour une raison ou pour une autre, le silence qui suivit cette question fut plus éloquent que la réponse, quand elle arriva enfin. Il aurait été assez naturel qu’il leur demande en quoi cela les concernait et quelle importance cela avait maintenant, puisque l’oiseau s’était probablement envolé. Ce silence montrait clairement que les deux hommes s’étaient bien vus à la chapelle et qu’il savait qu’ils avaient dû voir Bledri sortir. Il avait eu le temps de réfléchir avant de parler et voilà ce qu’il leur dit :
— Oui, j’ai été heureux de voir un homme de mon clan. Je suis otage ici depuis plus de six mois. Vous êtes au courant, j’imagine. L’intendant lui a donné un logement qui est adossé au mur nord. Je vais vous montrer, si vous voulez. Mais quelle différence, à l’heure qu’il est ? Il est parti. D’aucuns l’en blâmeront, peut-être, lança-t-il, hautain. Pas moi. Si j’avais été libre, j’aurais agi exactement de la même façon. Je n’ai jamais caché à qui allait ma loyauté. Et à qui elle va encore.
— Dieu nous préserve, admit Cadfael d’un ton égal, de condamner un homme pour être resté fidèle à ses engagements. Bledri avait-il une chambre pour lui tout seul ?
— Oui, répondit Gwion avec un haussement d’épaules, comme s’il ne voyait pas où son interlocuteur voulait en venir, mais admettant que ces bénédictins errants voyaient peut-être malice là où lui ne distinguait rien de suspect. Personne ne la partageait avec lui pour l’empêcher de s’enfuir, si je vous ai bien compris.
— Pas du tout, renvoya Cadfael. Je me demande au contraire si on ne construit pas toute une histoire autour de la disparition d’un cheval. S’il couchait dans une cour éloignée, ne pourrait-on admettre que tout ce tumulte lui a échappé et qu’il dormait paisiblement ? Puisqu’il était seul, il n’y avait personne pour le réveiller, pas vrai ? Et il a peut-être le sommeil profond.
Gwion le dévisagea un bon moment, soulevant ses épais sourcils noirs.
— Oui, c’est possible, à part le son du cor, à condition d’avoir assez bu, un homme aurait très bien pu continuer à dormir. J’en doute, mais si vous avez envie de vérifier par vous-même… Ce n’est pas mon chemin, mais je vais vous montrer.
Et sans un mot de plus, il s’engagea dans le passage entre l’arrière de la grande salle et le long alignement des magasins et de l’armurerie. Il les conduisait d’un pas vif, ombre parmi les ombres, vers la série de bâtiments qui s’étendait tout au long du mur extérieur qui lui servait de rempart.
— La troisième porte. C’est là.
Elle était à peine entrouverte, nul rayon de lumière ne filtrait par l’entrebâillement.
— Allez-y, mes frères, allez voir vous-mêmes, mais j’ai l’impression que vous ne trouverez personne et qu’il n’a rien laissé derrière lui.
Toutes les petites chambres avaient été bâties sous le chemin de ronde qui courait sur toute l’étendue du mur extérieur, dont le surplomb les laissait presque toujours dans l’ombre. Cadfael n’avait vu qu’un seul escalier pour y accéder, large et facile d’accès, mais parfaitement visible de la porte principale. De plus il ne devait pas être aisé de passer de l’autre côté, à moins de disposer d’une corde, car la galerie de combat formait une saillie sous laquelle se trouvait un fossé. Cadfael posa la main sur le vantail et le poussa, à l’intérieur on ne voyait rien. Alors que ses yeux s’étaient habitués à la nuit et à la lumière que donne un ciel clair mais sans lune, il se retrouva de nouveau aveugle. Pas un son, pas un mouvement. Il ouvrit tout grand la porte et avança d’un ou deux pas.
— On aurait dû se munir d’une torche, souffla Mark.
Pour une chambre qui semblait être vide, ça n’était peut-être pas indispensable, mais Gwion, qui tenait à satisfaire le moindre désir des deux visiteurs, proposa obligeamment d’aller chercher une torche à la salle des gardes, où un brasero était allumé en permanence.
Cadfael pénétra un peu plus avant et faillit s’étaler de tout son long en se prenant le pied sans bruit dans quelque chose de souple, comme si on avait rejeté du lit une couverture froissée, qui était tombée à terre. Il se pencha et farfouilla dans l’amas de tissu un peu rugueux et sentit à l’intérieur quelque chose de plus ferme. Il venait d’empoigner le bout d’une manche ; l’odeur chaude de la laine s’éleva dans l’air et un objet plus lourd, articulé, se balança quand il le souleva, rigide sous le tissu. Il le reposa doucement, le palpant tout du long jusqu’à ce qu’il rencontre un ourlet épais, puis un peu plus haut, le contact lisse de la chair humaine, fraîche mais pas encore froide. C’était bien une manche qui contenait un bras terminé par une grande main musclée.
— Cela me paraît tout indiqué, lança-t-il pardessus son épaule. Apportez-nous donc de la lumière et pas qu’une seule si c’est possible.
— Que se passe-t-il ? demanda Mark, immobile, attentif derrière lui.
— Nous avons un cadavre sur les bras, du moins ça m’en a tout l’air. Mort depuis quelques heures. A moins qu’il ne se soit colleté avec quelqu’un qui voulait jouer la fille de l’air et aussi l’empêcher de parler, ce ne peut être que Bledri ap Rhys.
Gwion arriva au pas de course portant un flambeau qu’il fixa dans la torchère du mur, seulement destiné à porter une petite lanterne. Dans des pièces aussi petites, il était normalement interdit d’introduire une torche. Mais ça n’était pas le moment de chipoter. Le peu d’objets que contenait la chambre se trouva brutalement mis en valeur. Contre le mur du fond, un lit froissé disposé sur un banc, dont les couvertures étaient répandues sur le sol, et sur le matelas duquel on discernait encore l’empreinte d’un grand corps. Sur une étagère placée à la tête du lit, facile à saisir pour l’occupant, une petite lampe dans une soucoupe. On ne l’avait pas éteinte car elle avait entièrement brûlé, ne laissant qu’une tache d’huile et une mèche calcinée. Sous l’étagère, à demi déplié, un tapis de selle sur lequel on avait négligemment laissé tomber une cotte, des chausses, une chemise d’homme et le manteau encore roulé dont il n’avait pas eu besoin pendant le trajet. Dans un coin, ses bottes de cheval dont l’une était renversée, comme s’il l’avait rejetée d’un coup de pied.
Entre le lit et le chambranle, étendu sur le dos, aux pieds de Cadfael, bras en croix, jambes écartées, la tête appuyée aux poutres du mur, comme si un coup violent l’avait soulevé de terre et jeté en arrière, Bledri ap Rhys était allongé, les yeux entrouverts, les lèvres retroussées sur ses dents fortes, égales, en un étrange rictus. Le bas de sa robe flottait en désordre autour de lui et dans sa chute elle s’était ouverte sur sa poitrine, montrant qu’il était nu en dessous. A la lueur vacillante de la torche il était difficile de savoir si la tache sombre sur le côté gauche de sa mâchoire et de sa joue était due à la lumière indistincte ou à un coup, mais sa blessure, au niveau du cœur, ne laissait guère place à de multiples interprétations, et du sang en avait coulé jusque dans les plis du vêtement, sous son flanc. La dague qui lui avait infligé cette plaie avait été retirée tout aussitôt, emportant sa vie en même temps.
Cadfael s’agenouilla près du corps et écarta doucement les pans de la robe de laine pour mieux voir la blessure dans la mesure du possible. Derrière lui, dans l’encadrement de la porte, Gwion, qui hésitait à entrer, poussa un profond soupir et laissa échapper un sanglot violent qui manqua d’éteindre la flamme, et un frémissement de vie passa sur le visage du mort.
— Du calme, murmura Cadfael avec indulgence qui se mit en devoir de fermer les yeux du défunt. Lui est tranquille, maintenant. Oui, je sais, il était de votre parti. Je suis désolé !
Mark n’avait pas bronché ; il suivait la scène, plein d’une compassion détachée.
— Je me demande s’il était marié et s’il avait des enfants, murmura-t-il enfin.
Cadfael nota cette première marque d’intérêt chez son ami qui avait failli être prêtre et il apprécia. La première réaction du Christ aurait pu être celle-là. Cela ne l’intéressait pas de savoir qu’il n’avait pas reçu l’extrême-onction et que son âme était en péril ; il n’avait même pas demandé à quand remontait sa dernière confession ni si on lui avait accordé l’absolution, mais qui se chargerait de ses petits.
— Il avait en effet femme et enfants, souffla Gwion d’une voix très basse. Je le sais. Je vais m’en occuper.
— Le prince ne s’opposera sûrement pas à votre départ, déclara Cadfael en se remettant sur pied un peu malaisément. Il faut qu’on aille le voir, tous, et qu’on l’informe de ce qui s’est passé. Nous sommes dans sa juridiction et nous sommes aussi ses hôtes, cet homme tout autant que nous et il s’agit d’un meurtre. Prenez la torche, Gwion et précédez-nous. Je vais fermer la porte.
Le jeune homme obéit sans discuter au visiteur étranger bien qu’il n’eût pas autorité sur lui et qu’il cherchât simplement à se rendre utile. C’était lui qui tenait le flambeau et pourtant il trébucha sur le seuil. Mark le saisit par le bras pour l’aider à reprendre son équilibre et le laissa aller avec la même courtoisie quand son pas fut plus assuré. Gwion ne souffla mot, ne réagit pas. Il marcha devant comme un héraut, la torche à la main, droit sur les marches menant à la grande salle qu’il gravit fermement.
— Nous nous étions tous trompés, seigneur, en supposant que Bledri ap Rhys avait fui votre hospitalité, commença Cadfael. Il n’est pas allé loin, pas plus qu’il n’avait besoin d’un cheval pour ce voyage qui est cependant le plus long qu’un homme puisse entreprendre. Nous l’avons trouvé mort dans la chambre que votre intendant lui avait attribuée. D’après nos premières constatations, il n’a jamais eu l’intention de s’enfuir. Je n’affirmerai pas qu’il s’était endormi, mais allongé, ça oui, et comme il était nu, il a enfilé sa robe en se levant pour voir qui le dérangeait pendant son repos. Ces deux hommes ont vu la même chose que moi et pourront en témoigner.
Gwion et Mark confirmèrent l’exactitude de ses dires.
Le silence s’appesantit longtemps autour de la table du conseil d’Owain, dans ses appartements privés, meublés avec austérité. Chacun de ses capitaines s’était immobilisé, dans l’attente de la réaction du prince. Hywel, qui était occupé à dérouler un parchemin à côté de son père, se figea, la feuille à moitié déployée dans les mains, les yeux fixés sur Cadfael.
— Mort ? Vraiment ! murmura le prince.
Puis au bout d’un moment :
— Et comment est-il mort ? questionna-t-il d’une voix où l’on sentait beaucoup plus de réflexion que de surprise devant cette nouvelle inattendue.
— D’un coup de poignard dans le cœur, répondit Cadfael avec certitude.
— Porté par devant ? Face à face ?
— Nous l’avons laissé comme nous l’avons trouvé, seigneur. Votre médecin personnel pourra l’examiner lui aussi. Selon moi, il a été violemment frappé et rejeté contre le mur où il s’est assommé. Celui qui l’a poignardé était en face de lui, il ne l’a certainement pas attaqué par derrière. Et à ce moment, il n’était pas question d’armes, du moins je le pense. Quelqu’un lui a envoyé son poing dans la figure dans un geste de colère intense. Il a été tué dans la position où il était. Il a saigné jusque dans les plis de sa robe, sous le côté gauche. Il ne s’est pas débattu. Il était inconscient quand il a été assassiné par un inconnu.
— Une seule et même personne ?
— Vous m’en demandez trop. C’est probable mais pas certain. Je ne pense pas qu’il soit resté évanoui très longtemps.
Owain posa les mains sur la table, écartant les parchemins qui la jonchaient.
— D’après vous, Bledri ap Rhys a été tué. Sous mon propre toit. Quelle que soit la façon dont il est venu ici, ami ou ennemi, il était mon hôte. Je ne laisserai pas passer une chose pareille, ajouta-t-il en regardant le visage sombre de Gwion, un peu derrière Cadfael. Ne craignez pas que j’aie moins de respect pour la vie d’un ennemi que celle d’un de mes hommes, je tiens à vous rassurer là-dessus.
— Je n’en ai jamais douté, seigneur, souffla Gwion.
— J’ai certes d’autres soucis en ce moment, articula Owain, cependant justice lui sera rendue, si c’est en mon pouvoir. Qui est le dernier à l’avoir vu vivant ?
— Je l’ai vu quitter la chapelle assez tard, répondit Cadfael, et regagner sa chambre. Ainsi que frère Mark, qui était avec moi. J’ignore ce qui s’est passé après.
— A ce moment, avança Gwion d’une voix que la tension rendait un peu rauque, j’étais à la chapelle. Je lui ai parlé. J’étais heureux de voir un visage de connaissance. Mais quand il est parti, je ne l’ai pas suivi.
— Nous allons procéder à une enquête auprès de tous les serviteurs de la maison qui auraient été parmi les derniers à aller se coucher, dit Owain. Tu vas t’en charger, Hywel. Si l’un d’eux a eu l’occasion de passer par là et qu’il a vu Bledri ap Rhys ou un individu quelconque traîner près de sa porte à une heure tardive, qu’on nous l’amène ici. Nous nous rassemblerons dès le lever du jour, mais il nous reste quelques heures avant l’aube. J’aimerais autant qu’on puisse régler cette histoire avant que je parte m’occuper de mon frère et de ses Danois.
Hywel s’exécuta sur-le-champ, laissant le feuillet de vélin sur la table, et choisit deux membres du conseil pour accélérer les recherches. Cette nuit, il n’y aurait pas de repos pour les serviteurs, les intendants ou les servantes de la cour d’Owain, ni pour ses gardes du corps, pas plus que pour les jeunes gens qui portaient les armes sous ses couleurs. Bledri ap Rhys était venu à Saint-Asaph la menace à la bouche, entendant bien ne pas en rester là, mais il en paya le prix, et les échos s’en répandaient comme les vaguelettes d’un étang où on a jeté une pierre, empoisonnant la vie des familiers des lieux, jusqu’à la résolution de cette affaire.
— Cette dague dont on s’est servi, reprit Owain, revenant à sa quête avec l’obstination d’un oiseau de proie, n’est pas restée dans la blessure ?
— Non, effectivement. Mais je ne me suis pas livré à un examen suffisamment attentif pour me risquer à deviner quelle sorte de lame a été utilisée. De plus, ce sont des armes dont le modèle change chaque année, et je ne pratique plus cet art depuis belle lurette.
— D’après vous, il avait dormi dans son lit. Du moins s’y était-il allongé. Il ne s’était nullement préparé à sauter à cheval et rien n’indique qu’il s’apprêtait à fuir. La chose n’était pas vitale au point que je mette un homme à le surveiller toute la nuit. Ce qui nous laisse avec une autre énigme : si ce n’est pas lui qui s’est sauvé avec un de nos chevaux, qui est-ce ? Parce qu’enfin, la bête a bel et bien disparu.
Tout cela était vrai, mais préoccupé qu’il était par la mort de Bledri, Cadfael n’y avait pas seulement réfléchi. Il sentait qu’il faudrait se pencher sur autre chose avant la fin de la nuit, mais dans les rares moments où il s’était efforcé d’y voir plus clair, ça lui avait échappé. Confronté soudain à ce problème, il entrevit qu’il faudrait se livrer à un décompte précis et fastidieux de tous les habitants de la place forte pour voir qui était l’unique individu manquant à l’appel. Quelqu’un d’autre devrait s’en charger, car le départ du prince, à l’aube, ne pouvait souffrir aucun délai.
— Cette question est entre vos mains, seigneur, comme nous tous.
Owain frappa la table devant lui de sa grande et belle main.
— Mes plans sont arrêtés et je ne puis les modifier avant d’avoir renvoyé les Danois de Cadwalader dans leur cher Dublin, la queue entre les jambes, s’il est indispensable d’en arriver là. Quant à vous, mes frères, vous avez aussi vos obligations et, si vous êtes moins pressés que moi, vous ne devez pas perdre de temps non plus. Votre évêque a le droit d’exiger un service aussi exact que nous autres, souverains. Pendant les heures qui nous restent, essayons de voir lequel d’entre nous a bien pu commettre ce meurtre. Et si nous ne pouvons trouver de solution dans l’immédiat, nous y reviendrons, le coupable ne perd rien pour attendre. Venez, j’aimerais aller voir sur place ; ensuite nous nous occuperons du défunt et nous veillerons à ce que réparation soit offerte à sa famille. Ce n’était pas un de mes hommes, mais il ne m’avait causé aucun tort et je veux lui rendre justice autant qu’il m’est possible.
Ils rejoignirent les autres dans la salle du conseil pratiquement une heure après. On avait déjà veillé à disposer décemment le corps de Bledri à la chapelle et on l’avait confié au chapelain du prince. Les quelques meubles de la chambre où il était mort n’avaient plus rien à leur apprendre. Il ne restait pas d’arme à examiner, il n’y avait pas beaucoup de sang, donc peu de traces, car la plaie était franche, étroite et nette. Il ne fallait pas être grand clerc pour poignarder un homme quand il gît inconscient à vos pieds. Bledri n’avait à peu près rien senti du coup qui lui fit quitter le monde.
— Je ne suis pas sûr que tous lui portaient un amour immodéré, avança Owain, en revenant vers la grande salle une fois encore. Beaucoup de gens devaient lui en vouloir car la modestie n’était pas son fort. Il nous l’a bien montré. Après cela, une rencontre qui tourne mal et on en vient aux mains. Mais de là à commettre un meurtre, il y a une marge. Qui de mes gens aurait été si loin, sachant qu’il était mon hôte ?
— Un homme très en colère, suggéra Cadfael, car le risque était grand d’encourir votre déplaisir. Mais il ne faut pas longtemps pour frapper et moins encore pour oublier toute prudence. Nous n’avons pas chevauché ensemble pendant des lustres, mais il avait l’art de se faire des ennemis.
Il fallait surtout éviter de donner des noms, mais il pensait aux regards meurtriers du chanoine Meirion, en voyant la légèreté avec laquelle Bledri traitait sa fille et les menaces qui pesaient sur une belle carrière à laquelle le chanoine n’avait pas l’intention de renoncer.
— Une querelle pure et simple n’a rien de mystérieux, objecta Owain. Le problème serait déjà résolu. Et si elle avait entraîné la mort, on aurait payé le prix du sang. Les torts n’auraient sûrement pas été que d’un côté. Il était très fort pour provoquer la haine. Mais le suivre jusque dans sa chambre et le sortir du lit ? C’est tout à fait différent.
Ils traversèrent la grande salle pour regagner la chambre du conseil. Chacun tourna la tête pour les voir entrer. Mark et Gwion les attendaient avec les autres. Ils se tenaient l’un près de l’autre, silencieux, comme si le fait d’avoir découvert ensemble un cadavre leur avait conféré une certaine complicité qui les mettait à part des capitaines installés autour de la table. Hywel était revenu avant son père, il avait ramené avec lui un des servants de cuisine, gamin aux cheveux bruns en bataille, aux yeux un peu bouffis de sommeil, mais qui avaient retrouvé de leur brillant maintenant qu’il avait entendu parler d’une mort violente à laquelle il était mêlé, même indirectement.
— Seigneur, commença Hywel, Meurig est le dernier, à ce qu’il semble, à être passé à proximité de la chambre qu’occupait Bledri ap Rhys. Il vous racontera ce qu’il a vu. Nous ne l’avons pas encore interrogé, nous vous attendions.
Le petit n’avait pas l’air impressionné outre mesure. Cadfael avait le sentiment qu’il n’était pas entièrement convaincu de l’importance de son témoignage, mais ça lui plaisait bien d’être là pour qu’on l’écoute. Quant à ce qu’il y avait à en tirer, il laissait ça aux princes.
— Il était minuit passé, seigneur, quand j’ai eu fini mon travail et que je suis allé me coucher en passant par l’allée. Il n’y avait plus personne à l’heure qu’il était. J’étais parmi les derniers. Il n’y avait pas un chat avant que j’arrive à la troisième porte où j’ai su après que ce Bledri était logé. Il y avait un homme dans l’encadrement de la porte. Il regardait dans la chambre et il avait le loquet dans la main. Quand il m’a entendu arriver, il a refermé la porte et il s’est éloigné.
— Rapidement ? demanda vivement Owain. Furtivement ? Il pouvait très bien filer sans qu’on le voie, dans le noir.
— Ben, non, seigneur, rien de tout ça. Simplement il a tiré la porte et il est parti. Moi, je n’y ai pas vu malice. Il n’a pas non plus essayé de m’éviter. Il m’a souhaité bonne nuit en passant. Comme s’il avait raccompagné un hôte jusque chez lui, tiens. Un hôte qui tanguait peut-être un peu ou qui ne connaissait pas bien le chemin, si vous voulez.
— Et tu lui as répondu ?
— Bien sûr, seigneur.
— Alors dis-nous son nom, suggéra Owain, car m’est avis que tu le connaissais suffisamment bien pour l’appeler par son nom, justement.
— Ben oui, seigneur. Tous les hommes de la cour d’Aber ont appris à le connaître et à l’estimer à l’heure qu’il est, bien que quand le seigneur Hywel nous l’a ramené de Deheubarth c’était un étranger. C’était Cuhelyn.
Autour de la table, tous retinrent brusquement leur souffle et tournèrent la tête et le regard vers Cuhelyn que cela ne semblait pas troubler d’être au centre de l’attention générale. Ses épais sourcils bruns s’étaient soulevés sous l’effet d’une certaine surprise, voire d’un léger amusement.
— C’est exact, se borna-t-il à confirmer. J’aurais pu vous le dire moi-même, mais pour autant que je sache, il aurait très bien pu y en avoir d’autres après moi, et c’est toujours le cas. D’ailleurs, il y en a eu un. Le dernier à l’avoir vu vivant. Mais ça n’était pas moi.
— Vous vous êtes cependant bien gardé de nous en parler, objecta calmement le prince. Pourquoi ?
— Je le reconnais, je m’y suis mal pris. Ma situation devenait passablement inconfortable. J’ai ouvert la bouche pour avouer et je l’ai refermée, en continuant à me taire. C’est que, pour être franc, j’envisageais de tuer cet homme, et même si je ne l’ai ni touché ni approché quand frère Cadfael est venu nous apprendre qu’il était mort, je me suis senti coupable et ça m’a fait froid dans le dos. Mais la solitude et la chance aidant, si ce petit n’était pas passé par là, oui j’aurais pu assassiner Bledri. Mais Dieu merci, je suis innocent.
— Pourquoi êtes-vous allé là-bas, et à pareille heure ? interrogea le prince, ne montrant rien de ses sentiments.
— Pourquoi ? Pour le provoquer et le tuer en combat singulier. Pourquoi si tard ? Parce qu’il m’avait fallu des heures pour que la haine me submerge et que j’aie eu envie de le tuer. Je crois aussi que je ne voulais entraîner personne dans mes querelles personnelles et que nul ne se retrouve au banc des accusés à ma place.
Cuhelyn avait continué à s’exprimer d’une voix posée, unie, mais il avait le visage tiré et des lignes pâles apparurent sur ses pommettes et autour de l’angle de sa mâchoire volontaire.
— Un manchot contre un guerrier aguerri, disposant de ses deux mains ? s’étonna Hywel, dont la remarque meubla le silence qui s’appesantissait.
Cuhelyn regarda, indifférent, le bracelet d’argent qui maintenait le tissu sur le moignon de son bras gauche.
— Un bras ou deux, le résultat aurait été le même. Seulement quand j’ai ouvert sa porte, il était profondément endormi. J’ai entendu son souffle paisible. Était-ce très honnête de le réveiller en sursaut et de le défier en un combat à mort ? Et tandis que j’étais là, à sa porte, Meurig est arrivé. Alors j’ai refermé derrière moi, et je suis parti, laissant Bledri dormir. Oh ! ne croyez pas que j’avais renoncé, ajouta-t-il, farouche, relevant la tête. S’il avait été encore en vie ce matin, j’aurais été le trouver et devant tous je lui aurais demandé de se préparer à défendre sa vie. Si vous m’y aviez autorisé, seigneur, je l’aurais tué.
Owain l’observait sans détourner le regard, essayant de comprendre cette tirade pleine d’amertume et qui lui donnait cette force, cette passion.
— Pour autant que je sache, énonça-t-il, imperturbable, je n’avais rien de très grave à reprocher à cet individu.
— En ce qui vous concerne, à part son insolence, c’est exact, seigneur. Mais pour moi, c’était irrémédiable. C’était l’un des huit qui nous avaient tendu une embuscade. Quand Anarawd a été assassiné et qu’on m’a tranché le poignet, Bledri était sur place, en armes. Avant qu’il ne se présente au palais de l’évêque, j’ignorais son nom, mais je n’avais pas oublié son visage. Et j’aurais été incapable de l’oublier tant que le prix du sang n’aurait pas été payé pour la mort d’Anarawd. Mais quelqu’un s’en est chargé à ma place, et me voilà tranquille à son sujet.
— Répétez-moi que vous avez laissé cet homme vivant et que vous n’avez rien à voir dans sa mort, ordonna le prince, quand Cuhelyn eut terminé son bref discours.
— Oui, il était vivant. Je n’ai pas levé la main sur lui, je suis innocent de son décès. Si vous me le commandez, je le jurerai devant l’autel.
— Pour le moment, je me vois contraint de laisser cette affaire en l’état en attendant mon retour d’Abermanai, constata le souverain d’un ton grave, où m’appellent des problèmes autrement urgents. Mais il faut absolument que je sache à qui attribuer ce geste, dont vous n’êtes pas coupable. Car tous ici n’avaient pas d’aussi solides raisons d’en vouloir à Bledri ap Rhys. Et si moi je vous crois, nombreux seront ceux qui douteront de votre parole. Si vous me promettez de revenir avec moi, et de n’en pas bouger tant qu’on n’en saura pas plus long et que tous soient satisfaits, alors venez avec moi. Un homme de valeur, ça ne se refuse pas.
— Aussi vrai que Dieu me voit, articula Cuhelyn, je ne vous quitterai pas avant que vous ne m’en donniez l’ordre. Et rien ne me causerait plus de plaisir que de n’entendre jamais cet ordre.
L’intendant d’Owain entra dans la salle du conseil au moment où le prince se levait pour donner congé à ses officiers après leur avoir donné tous les ordres nécessaires pour le départ à l’aube, et c’est lui qui eut le dernier mot, inattendu, de cette nuit étrange. On s’était déjà occupé de rendre au mort l’hommage qui lui était dû. Afin de respecter sa parole, Gwion demeurerait à Aber et s’était engagé à entrer en contact avec l’épouse de Bledri, à Ceredigion pour organiser les rites funéraires comme elle le souhaiterait. Ce n’était pas une perspective agréable, mais il valait mieux que ce soit quelqu’un de la même faction qui s’en charge. On prépara le rassemblement du matin avec précision et on avait veillé à ce que l’envoyé de l’évêque de Lichfield ne manque de rien entre ici et Bangor, cependant que l’armée du prince se rendrait à Carnarvon par la route la plus directe, celle qui avait servi à relier les grandes forteresses dont avait usé un peuple étranger pour prendre pied au pays de Galles bien longtemps auparavant. Les noms latins existaient encore pour désigner les endroits qu’ils avaient habités, mais seuls les curés et les érudits les connaissaient aujourd’hui. Quant aux Gallois, ils se servaient de leurs noms à eux. Tout était prêt, jusqu’au moindre détail, sauf que, Dieu sait comment, on avait encore perdu la trace du cheval qui avait disparu comme s’il avait rejoint les limbes, oublié parmi des questions autrement importantes. Jusqu’à ce que Goronwy ab Einion revienne avec les résultats d’une enquête longue et compliquée menée parmi tous les occupants de la forteresse.
— Le seigneur Hywel m’a chargé de retrouver la personne qui a disparu de ces lieux. J’ai laissé de côté tous les serviteurs parce que je ne voyais vraiment pas pourquoi l’un d’eux se serait échappé. La gouvernante de la princesse connaît exactement le nombre de ses femmes et tous les membres du beau sexe qui sont sous votre toit sont à sa charge. Or une jeune fille qui est venue hier avec ceux qui vous accompagnaient n’est plus à la place qui lui avait été attribuée. Elle était arrivée avec son père, qui est chanoine à Saint-Asaph, et un deuxième chanoine du même diocèse voyageait en leur compagnie. Nous n’avons pas encore voulu inquiéter son père. Nous attendions votre commandement, mais il est indubitable que la petite a joué la fille de l’air. Personne ne l’a revue depuis la fermeture des portes.
— Ah ! mon Dieu ! s’exclama Owain, partagé entre le rire et l’exaspération. On ne m’avait pas menti à son sujet ! Je comprends que cette brunette ait refusé de prendre le voile en Angleterre – elle avait d’ailleurs raison, c’est une Galloise pure souche ou je ne m’y connais guère ! – mais elle avait accepté d’épouser Ieuan ab Ifor qui lui semblait mille fois préférable en comparaison ! Alors, selon toi, elle a volé un cheval et s’est enfuie en pleine nuit avant que les gardes ne bloquent toutes les issues. Que le diable m’emporte ! s’écria-t-il en claquant des doigts. Voilà que j’ai oublié son nom.
— Elle s’appelle Heledd, souffla obligeamment Cadfael.